Les réflexions qui suivent sont issues de l’intervention réalisée par Benjamin Jean, président d’Open Law, le 13 avril 2018 dans le cadre d’un colloque consacré à la « Digitalisation du service public de la justice ». Plus précisément, le panel présidé par Judith Rochfeld (professeur à l’École de droit de la Sorbonne) portait sur l’automatisation de la justice et comportait notamment la thématique de l’« Ouverture du code source des plateformes judiciaires ». Cet article développe ainsi les raisons pour lesquels la numérisation de la Justice doit nécessairement passer par l’Open Source. En tant que Cofondateur et Président de l’association « Open Law, le droit ouvert » (openlaw.fr) — association réunissant tous les acteurs du monde du droit pour œuvrer ensemble, de manière ouverte et collaborative, à l’innovation numérique dans ce secteur –, c’était l’occasion d’approfondir les bénéfices d’une telle mutualisation dans le domaine de la justice. L’Open Source reste, en effet, la voie royale qui est empruntée dans plupart de nos projets, non pas comme objectif, mais comme moyen pour coconstruire les solutions ouvertes et collaboratives de demain.
Nous avons de la chance. De la chance d’approfondir aujourd’hui cette question de la transformation numérique et de l’eJustice. Il y a quelques années encore, nous aurions pu mal répondre à cette question de l’ouverture du code source des plateformes judiciaires, chose qui n’est plus possible aujourd’hui : la Loi pour une République a laissé grandes ouvertes les portes de l’Open Data, de la transparence des algorithmes et de l’ouverture du code source, gravant ainsi dans le marbre des idées si souvent ressassées — du Rapport Attali « pour la libération de la croissance française » au Rapport Lemoine sur « La transformation numérique de l’économie française » sans oublier les multiples rapports publics annuels de la Cour des comptes . L’Europe est sur nos talons et il y a fort à parier que l’évolution de la directive PSI vienne consacrer et dépasser ces dernières évolutions (un rapport à récemment été publié sur le sujet ).
Cette ouverture des codes sources se fera néanmoins progressivement, une telle transformation devant être anticipée et accompagnée auprès de toutes les personnes touchées directement ou indirectement. La convergence de plusieurs dynamiques permet de comprendre pourquoi et comment ce chemin doit être emprunté.
1- L’Open Source, comme composante de la transformation numérique
Il n’est aujourd’hui plus possible de concevoir de projets numériques sans penser à l’Open Source. L’Open Source, qui doit être vu comme un modèle de développement destiné à faire émerger et pérenniser des solutions ouvertes et collaboratives, irrigue ainsi tous les pans de notre société : le spatial, la mobilité, le tourisme, etc. L’explication est relativement simple : de plus en plus d’acteurs devant passer par le numérique, il leur est tout naturellement favorable de mutualiser le développement de solutions communes à leur filière. D’une certaine manière, les modèles ouverts permettent de sortir du phénomène « Winner Takes All » et d’équilibrer les rapports de forces entre tous les acteurs d’un même domaine : les acteurs d’un métier s’assurent la maîtrise du numérique afin de conserver — voire d’étendre leur rôle –, ce qui leur permet d’adopter une posture constructive face aux acteurs du numérique qui, loin de les menacer, les accompagnent.
Il en va donc ainsi des activités qui relèvent du droit et de la justice, avec peut-être la particularité de ce secteur régalien qui veut que le secteur public et le secteur privé soient tous deux très présents. La concomitance des approches est une chance supplémentaire favorisant une certaine coordination dans le mouvement qui génère de la mutualisation et des synergies. Les différentes actions d’Open Law profitent ainsi de cette convergence particulièrement favorable aux logiques de mutualisation au travers des différents programmes qui sont coordonnés par l’association sur différents fronts : anonymisation des décisions de justice, Intelligence artificielle, Blockchain, référentiel de compétences ou encore d’identité numérique. Autant de programmes passés ou présents qui permettent tous de réunir un nombre croissant d’acteurs autour de la conception de ressources ouvertes.
Le choix de l’Open Source est donc en premier lieu un choix pragmatique. C’est aussi très souvent un choix technique, compte tenu des bénéfices que l’on en tire en termes de qualité de code — le développement en mode ouvert incitant généralement à un plus grand respect des processus de développement –, de sécurité — la sécurité par l’ouverture du code est reconnue comme étant meilleure à une sécurité par l’obscurité — ou encore de maîtrise du code — le code étant développé pour être générique et utilisé par tous, les utilisateurs finaux sont beaucoup mieux placés pour assurer la maîtrise en interne ou par le biais de plusieurs fournisseurs. Dans le cadre de son intervention au « grand débat de la donnée », Henri Verdier, directeur de la DINSIC, a ainsi présenté la stratégie de la DSI de l’État comme étant clairement favorable à l’Open Source et l’interopérabilité. Les justifications sont particulièrement nombreuses et il serait impossible de les développer toutes, mais elles couvrent des enjeux en termes de pérennité, d’interopérabilité, de maîtrise du SI et de sortie des adhérences — à cet égard, impossible de ne pas citer le Rapport Lemoine (« La nouvelle grammaire du succès – la transformation numérique de l’économie française » – novembre 2014)
2- L’Open Source, propulsé par les dernières réformes en matière d’Open Data
L’Open Data publique, ce mouvement qui milite pour l’ouverture d’un nombre toujours plus important de données publiques, se fonde à la fois sur des principes démocratiques de transparence et sur des objectifs plus économiques d’une société de l’information.
La Loi pour une République Numérique du 7 octobre 2016 est venue renforcer le régime de l’Open Data (en augmentant le nombre d’acteurs soumis à ce régime ainsi que les obligations associées) et a consacré la doctrine de la CADA en faveur de la communicabilité des codes sources de programmes informatiques développés au sein de l’administration. Plus encore, les logiciels étant associés à des données présentant un intérêt économique, social, environnemental ou sanitaire, doivent être publiés en ligne au titre du régime de l’Open Data par défaut — un régime « proactif » imposant à l’administration la publication automatique de ces documents.
Ainsi, il n’y a pas de doute : le régime de l’ouverture des données publiques s’applique à tout document dès lors qu’il est produit dans le cadre d’une mission de service public, ce qui inclut sans hésitation le Service Public de la justice qui concerne tout le fonctionnement des juridictions. Aussi et ainsi que le relevait Bruno Cathala, la question est plus complexe pour ce qui relève de l’activité de jugement en tant que telle qui relève de l’indépendance des magistrats — particulièrement touchée en ce moment en par le régime spécifique de l’Open Data des décisions de justice –, mais il s’agit d’une tout autre question. La Loi pour une République Numérique et la déclaration de Tallin du 6 October 2017 participent à cette transformation de la place et du rôle de l’administration, et la publication le 15 mai 2018 de la Politique de l’État de contribution aux logiciels libres initiée par la DINSIC matérialise et rend possible ces grandes idées.
Ces développements doivent aussi toucher plus largement les algorithmes et leurs implémentations : la Cour des comptes ayant précisé, à l’occasion de son rapport public annuel 2018, qu’une publication des algorithmes ne suffisait pas à répondre à l’objectif démocratique de transparence et qu’il était ainsi nécessaire de songer à étendre ces obligations à l’ouverture du code source implémentant ces algorithmes — afin de savoir précisément ce que produirait le logiciel. Ainsi, le statut des algorithmes renforcera peut-être encore plus cet objectif d’ouverture des codes sources.
3- L’Open Source dans les nouvelles relations entre les plateformes judiciaires et les acteurs privés (Legal Tech & acteurs traditionnels)
Le numérique invite néanmoins à réfléchir à une transformation plus large encore : tant au regard des nouvelles collaborations que de la capacité d’influence qui peut en découler. La transformation numérique comprend en effet au moins deux dimensions : faire mieux ce que l’on faisait auparavant, mais aussi faire autre chose avec d’autres personnes. Tous les acteurs du monde du droit s’intéressant au numérique, l’enjeu est donc aujourd’hui de prévoir une innovation qui soit efficace et surtout qui puisse s’interfacer avec les autres acteurs susceptibles de contribuer en termes d’usage ou encore de technologie. Cela doit être pensé dans les deux sens : autant concernant ce que les acteurs privés peuvent apporter à la transformation de la Justice que concernant ce que la Justice peut changer à l’activité de ces acteurs privés.
Compte tenu de l’importance que présente la justice dans notre société, il s’agit néanmoins de questionner profondément les relations entre les juges et les acteurs privés lorsque ceux-ci contribuent à désengorger les tribunaux, résoudre les conflits, etc. La « Charte de la LegalTech pour la confiance dans le marché du droit en ligne et ses acteurs » apportait un premier niveau de réponse déjà tout à fait utile au sujet qui nous intéresse. Néanmoins, dès lors que ces acteurs sont en capacité de contribuer à l’activité régalienne de l’État, nul doute que les attentes et garanties demandées soient plus importantes encore : audit des solutions privées, ouverture du code source des solutions produites ou reçues dans le cadre de missions de service public, publication des algorithmes, ouverture des données, etc.
À noter que ces réflexions ne sont pas formellement présentes dans la Loi pour une République numérique, mais que certains de ces sujets sont remis au goût du jour par toute la dynamique qu’entraîne l’arrivée du RGPD : peut-être est-ce là encore une opportunité susceptible d’être mise à profit pour assurer la constitution d’un cadre pérenne public-privé-commun autour de plateforme Open Source.
4 – L’Open Source, comme outil d’influence
Bruno Cathala parlait de Vision. Les sujets que l’on évoque ne peuvent effectivement être dénués de vision. Il s’agit aussi de comprendre pourquoi et comment l’ouverture de ces plateformes peut contribuer à une société plus juste et à une culture de la justice française qui puisse se diffuser et rayonner. L’effet sera bénéfique pour notre pays, ainsi que pour toutes les sociétés qui accompagnent cette transformation et qui pourront ainsi profiter d’un marché plus grand encore.
Ainsi, il s’agirait de se donner les moyens de se transformer — et les 500 millions de budget annoncé par la ministre pour la transformation numérique de la Justice le laisse entendre –, mais aussi de faire en sorte que cette transformation entraîne un rayonnement beaucoup plus important que les simples considérations techniques que l’on donne aujourd’hui au sujet. Il s’agit là de se rappeler que les outils ne sont pas une fin en soi. Bien au contraire : le numérique offre ainsi un potentiel unique qui confère à ces réflexions une portée beaucoup plus importante que tous les chantiers de transformation menés jusqu’à maintenant. Il ne faut donc pas penser l’investissement dans la transformation numérique comme un investissement classique de fonctionnement, mais bien mesurer l’impact qu’il peut avoir vis-à-vis du justice, de la société dans son ensemble, et plus largement encore.
C’est donc, là encore, une chance puisqu’à ce jour peu d’États ont réellement perçu l’influence que pouvait entraîner un tel partage de ses outils démocratiques. Peut-être est-ce aussi une bonne façon de poursuivre les efforts menés par la France en matière d’Open Gov — ouverture des politiques publiques — lorsqu’elle avait pris la présidence de l’Open Government Partnership .
Ainsi est-il ainsi possible d’imaginer que l’ouverture du code source des plateformes judiciaires concourt à la fois à une société mieux outillée pour résoudre les conflits entre ses membres, cela pouvant être fait collaboration avec les nombreuses Legal Tech ayant pris cette mission de pacification des relations sociales ; et une culture française de la justice qui se diffuse à l’international, que l’on fasse en sorte d’arrêter d’utiliser les outils et les algorithmes formatés par et pour une autre culture, car notre société a ici aussi un rôle et une place à tenir à l’échelle internationale.
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